Les moyens de paiement font l’objet d’un rapport de force dans le monde qui entre dans une nouvelle dimension avec l’initiative de seize banques européennes de cinq pays (France, Belgique, Allemagne, Pays Bas, Espagne) de créer un dispositif de paiement paneuropéen pour contrer l’hégémonie des acteurs non européens. Cette initiative s’est concrétisée par la création de la société « Interim Company » qui pilotera la réalisation de ce dispositif, véritable solution de paiement paneuropéenne, appelée EPI pour « European Payment Initiative ».
Récemment, cette société a été rejointe par d’autres banques européennes ainsi que par deux acteurs non bancaires présents dans le marché de l’infrastructure des paiements et, entre autres, dans l’acquisition que sont Wordline et Nets.
L’émergence de l’EPI ne s’explique pas seulement d’un point de vue commercial mais aussi par le fait qu’on peut assimiler le moyen de paiement électronique à un bien commun, au même titre que la monnaie fiduciaire (l’euro).
Par conséquent, l’Europe doit garder (ou reprendre) le contrôle de cet objet social face aux acteurs essentiellement américains et asiatiques.
En effet, si nous prenons le cas des américains, l’extraterritorialité des lois fait que le marché des paiements par carte au sein de l’Eurosystème présente une brèche que l’Europe, à travers la Commission Européenne, tente de réduire tant bien que mal, par la promulgation du « Digital Act ». Cela reste, pour l’heure, insuffisant sans l’émergence d’un opérateur à dimension européenne.
La protection des données ne se réduit pas à l’hébergement de celles-ci dans un Data Center répondant essentiellement à la règlementation européenne en termes de sécurisation et de protection de données. Elle s’applique aussi et surtout au traitement des paiements, notamment ceux par cartes, et à leur gouvernance par des acteurs européens répondant à la réglementation européenne stricto sensu.
La réussite de l’EPI repose sur la faculté des banques européennes (et par conséquent chaque pays d’Europe) à se déterminer par rapport au projet et ne pas céder à des considérations nationales qui nuiraient à celui-ci. Le rôle de la BCE et des pouvoirs publics sont essentiels dans l’aboutissement de ce projet et la confiance que lui accorderont les citoyens et les entreprises en Europe.
La BCE, pour son rôle de catalyseur, doit aider à ce que cette initiative se concrétise via les travaux qu’elle mène sur la régulation des moyens de paiement notamment celle des commissions inter-change (IFR)[1] ou de l’identité numérique pour ne citer que ces deux sujets. Les pouvoirs publics, pour leur rôle de soutiens « politiques » et financiers, doivent encourager cette initiative à travers le financement des acteurs du paiement par carte pour l’adoption de la solution dans la sphère marchande au sein de l’Europe.
[1] European Commmision,“Report on the application of Regulation (EU) 2015/751 on interchange fees for cardbased payment transactions”, 29.06.2020
Les hypothèses de construction
La feuille de route pour la concrétisation du projet EPI comporte une première étape au premier semestre 2022, qui consiste à lancer le paiement P2P (Peer to Peer) en utilisant l’infrastructure du paiement instantané. Une deuxième étape au second semestre 2022, proposera un portefeuille (wallet) aux utilisateurs pour leurs paiements dématérialisés. Une carte de paiement estampillée EPI viendra conclure l’initiative dans sa première version de solution paneuropéenne pour les paiements, dématérialisés ou non, en 2025.
Si les deux premières étapes peuvent, a priori, ne pas présenter d’écueils insurmontables, la phase de mise en place de la carte de paiement paneuropéenne peut nécessiter une adhésion de tous les acteurs dans un but commun, sans considération des possibles impacts économiques nationaux. Dans ce sens, l’Europe doit veiller à travers les instances de décisions à faciliter cette transition sans encombre.
Par conséquent, nous nous focaliserons dans ce qui suit à dresser les hypothèses de cette transition. En l’occurrence, la transition vers une solution de traitement des cartes de paiement pan-européenne sous l’angle technologique.
La carte reste le moyen de paiement le plus utilisé en Europe selon les statistiques publiées par la Banque Centrale Européenne.
La chaîne de valeur du paiement par carte repose sur différents réseaux nationaux, européens et internationaux. Ces réseaux appelés communément « schemes », à la fois marques commerciales et réseaux techniques, gèrent leurs produits et le traitement informatique de leur utilisation.
Les opérations de paiement par carte sont réglées via des chambres de compensation permettant ainsi de les dénouer sur les comptes des porteurs et des accepteurs.
Si les virements et prélèvements ont migré vers les standards SEPA (Single Euro Payments Area) et permis une harmonisation de cet instrument au niveau européen, le système des encaissements par carte peine, quant à lui, à rattraper ce retard. En effet, le marché des paiements par carte reste pour l’heure fragmenté et essentiellement local incitant les banques européennes à accorder la part de marché sur les transactions transfrontières au sein de l’Europe aux acteurs non européens.
Les hypothèses de construction d’un modèle européen de système de paiement électronique, hors virement et prélèvement, sont basées sur l’utilisation du paiement instantané pour le dénouement financier d’une opération. La crédibilité du virement instantané pour améliorer l’expérience client et du commerçant n’est plus à démontrer au vue de la multiplication des Fintechs à utiliser les avantages qu’ouvre ce nouvel instrument révolutionnaire.
Hypothèse n° 1 : modèle autorisation multi-accès
Cette hypothèse repose sur la participation des réseaux d’autorisation nationaux et d’un réseau paneuropéen d’autorisation (HUB) qui pourra, à terme, conquérir le marché international sur le même modèle. L’émetteur et l’acquéreur disposent alors de plusieurs options pour autoriser la transaction selon que celle-ci soit domestique ou transnationale.
Les options maintiennent la concurrence entre les différents acteurs nationaux de l’autorisation, conduisant lesdits acteurs à réduire leurs coûts et augmenter leur qualité de service pour rester compétitifs.
Cette configuration, même si elle semble attirante, ne permet pas a priori de lutter contre les géants américains ou asiatiques.
Elle peut, toutefois, être une étape dans l’émergence d’acteurs européens d’autorisation permettant ainsi de converger vers la deuxième hypothèse.
Hypothèse n° 2 : modèle d’autorisation supranational
Cette hypothèse repose sur la disparition complète des acteurs nationaux d’autorisation au profit d’un acteur d’autorisation supranational.
Celui-ci doit, en conséquence, offrir l’ensemble des prestations liées à l’autorisation sur les transactions domestiques et européennes (transnationales).
L’avantage principal est celui des économies d’échelle incontestable, mais n’avoir qu’un unique acteur central (hors acteurs étrangers) place celui-ci en situation de monopole. Les participants n’ont donc plus la possibilité de faire jouer la concurrence pour faire diminuer les coûts ou améliorer les prestations offertes pour les transactions nationales.
Enfin, il est évident que les acteurs d’autorisations domestiques disparaissant, le modèle est politiquement difficile à envisager. L’ensemble des acteurs trouvera un consensus de place pour éviter une telle situation (à moins qu’ils ne fusionnent progressivement) apportant chacun leur savoir-faire dans tel ou tel domaine.
Hypothèse n° 3 : modèle liaisons bilatérales
Si ce modèle semble le plus facile à mettre en place, compte tenu de la normalisation des transactions au sein de l’espace SEPA, il peut conduire à des coûts de fonctionnement élevés.
Cette configuration, qui maintient les acteurs nationaux et, par conséquent, un relatif consensus politique, ne permet pas de lutter efficacement contre les acteurs étrangers notamment Visa ou MasterCard.
Hypothèse n° 4 : modèle « RTP based »
RTP (Request To Pay) permet au payeur d’approuver et d’exécuter le paiement demandé en temps réel.
Ci-dessous un possible processus simplifié pour un paiement C2B :
- Achat : le client choisit de payer son achat chez un commerçant via son mobile.
- Initiation du RTP : le commerçant initie une demande paiement comportant les détails de l’achat (facture) vers la banque du client à partir des données transmises par son client via le mobile.
- Authentification : le client s’authentifie auprès de sa banque via l’application mise à disposition pour les paiements.
- Validation : le client valide son achat et autorise le paiement au commerçant.
- Confirmation : le commerçant reçoit la garantie que le paiement est exécuté, permettant ainsi la livraison du produit ou du service.
- Paiement : la banque du client transmet un paiement instantané à la banque du commerçant.
Cette hypothèse repose sur la création d’une infrastructure supranationale reliant au niveau européen les fournisseurs de services RTP nationaux. Le règlement entre PSP (Prestataires de Services de Paiement) est effectué en paiement instantané (SCT Inst).
Cette configuration convient à l’ensemble des moyens de paiement en incluant les paiements par carte et peut, par conséquent, présenter une alternative sérieuse aux modèles basés sur l’autorisation. Un paysage combinant les deux modèles RTP et autorisation n’est pas à exclure.
Les cas d’usages de l’EPI
Techniquement, la particularité d’EPI est de conserver l’acceptation de divers moyens de paiement, dont la carte, mais de s’appuyer uniquement sur l’infrastructure du virement instantané (SCTinst) pour le règlement de ces transactions.
Actuellement, il existe des services via mobile permettant de faire du P2P (Peer2Peer). En France, LYDIA a été le premier à proposer les virements entre amis via smartphone. Lydia a bien changé. La FinTech française a depuis étoffé son offre en propre avec un système de cagnotte et une carte liée à l’application par exemple, mais, elle a également multiplié les partenariats avec d’autres start-ups et entreprises.
En Espagne, BIZUM permet également de payer et de recevoir de l’argent via mobile. BIZUM souhaite être partenaire pour EPI. La société a signé des partenariats avec les principales banques Espagnoles et d’autres comme la Deutsche Bank, ING Bank ou Orange Bank.
Ces deux Fintechs ont le même principe en ce qui concerne les petits paiements : « Envoyer et recevoir de l’argent ».
Il suffit d’entrer le numéro de téléphone mobile ou de sélectionner le destinataire dans votre liste de contacts et de préciser le montant.
Une fois envoyé, si le destinataire utilise déjà l’application, il disposera de l’argent en quelques secondes. S’il n’est pas un utilisateur de l’application, il recevra un SMS avec des instructions pour recevoir l’argent rapidement et facilement.
Un wallet (« portefeuille » en anglais) est un outil de paiement en ligne qui se présente le plus souvent sous la forme d’une application. Le wallet stocke de manière sécurisée les versions numériques de vos cartes de débit et de crédit. Vous n’avez donc pas besoin de saisir vos informations bancaires ni de transporter une carte physique pour effectuer des paiements.
Les wallets utilisent un logiciel pour communiquer vos informations bancaires au marchand. Pour régler un achat, il suffit d’ouvrir votre wallet en vous identifiant (avec une empreinte digitale, FaceID ou un mot de passe) et de rapprocher votre téléphone de la borne sans contact.
En France, les banques proposent gratuitement Paylib à leurs clients.
Dès lors, plus besoin de saisir son numéro de carte bancaire pour payer en ligne ou à la boulangerie, tout est préenregistré sur votre téléphone.
Conclusion
Quelles que soient la ou les hypothèses retenues, le succès du projet repose évidemment sur la volonté de chaque contributeur à la réussite réelle du projet. L’unification des forces est un préalable pour surmonter les écueils d’un tel projet. La Banque Centrale Européenne devra jouer un rôle prépondérant dans cette unification à travers le volet règlementaire concernant les commissions sur les cartes et la régulation des modes de paiement en particularité via les QRcode.
La conquête de nouveaux marchés passe, in fine, par le traitement des transactions sur des devises autre que l’euro. Les pays européens multidevises, comme la Pologne, la Norvège ou la Suède, sont déjà prêts à tester cette version internationale du modèle.
Les projets de transformation d’un écosystème de paiement européen longtemps sclérosé sont complexes quel que soit le domaine : technique, financier ou juridique. L’enjeu pour l’Europe est de garantir son indépendance, mais à quel prix ?