La Frontière Invisible1 est certainement l’un des meilleurs albums de la grande collection des Cités obscures2, née de la collaboration de François Schuiten et Benoit Peeters. Cette bande dessinée a plusieurs niveaux de lectures : colonialisme, expansionnisme, dictature… Mais, si j’ai choisi de vous en parler aujourd’hui, c’est qu’en la lisant j’y ai trouvé un écho à mon travail quotidien en géographie. La BD pose des questions que l’on retrouve régulièrement en tant que cartographes. Si nous rapprochons les visions cartographiques décrites dans la BD de celles que nous retrouvons dans le monde du travail actuel, nous pouvons en tirer améliorations pour faire évoluer notre travail. C’est ce voyage analogique que je vous propose ici.

Le contexte

La Frontière Invisible raconte l’histoire d’un jeune cartographe, Roland, qui se voit proposer un poste au Centre de cartographie de Sodrovno-Voldachie. Sa tâche consiste à cartographier avec précision le pays sur une immense carte détenue par le Centre, le but du centre étant d’avoir la carte parfaite, la plus représentative du pays. Précis et minutieux, proche du terrain, Roland cherche à décrire une réalité exacte basée sur des faits observés.

Mais le jeune cartographe se trouve rapidement opposé à une nouvelle organisation de l’administration au service d’un gouvernement colonialiste. Elle prône une automatisation de la cartographie pour répondre à un besoin immédiat de connaissance d’un territoire en expansion, au détriment de la qualité des données inscrites sur le globe.

Deux visions de la cartographie

Deux visions de la cartographie s’opposent : la carte parfaite d’une grande qualité dans les détails et la précision, qui prend du temps à être construite, et la carte complète qui est produite rapidement au détriment de la qualité attendue. 

Il est évident que ces questions se posent au quotidien aux « SIGistes » en entreprise à différents moments d’un projet. En amont, il faut trouver le juste milieu entre cette carte associant toutes les données et la finalité de la carte en question qui doit répondre aux besoins réels. Finalement, les nouveaux cartographes répondent mieux aux besoins de l’administration en place, qui utilise les cartes pour montrer une force armée conquérante.  

Notre réalité au quotidien

Pendant la récupération et le travail sur les données, ces questions se posent aussi. Est-ce que mon traitement va déformer la donnée, voire la dénaturer ? Est-ce que l’informatisation de la donnée va permettre une meilleure utilisation de cette donnée ? Et enfin, cette question apparait au moment de la mise en production de la carte. Quand faut-il rendre la carte visible au public ? Faut-il attendre qu’elle soit parfaite ou bien faut-il mettre une carte suffisante voire incomplète en production pour faire avancer les actions, quitte à la corriger plus tard ?

Il est évident que je n’ai pas les réponses à ces questions car elles sont propres à chaque projet, mais il est intéressant de voir que la BD, avec un parti pris évident, n’a pas eu les mêmes échos au fur et à mesure de ma carrière.

Point de vue

J’ai découvert cette BD au début de ma carrière professionnelle et, prise dans l’histoire, j’étais « team Roland ». Il me paraissait inconcevable de proposer une carte imparfaite. Perfectionniste dans l’âme, je comprenais la vision minutieuse et précise de l’ancienne cartographie. Puis, j’ai grandi… A la deuxième lecture, il y a 4 ou 5 ans, cette cartographie automatisée quasi informatique a commencer à avoir un sens. Un jour, j’étais engluée dans un projet cartographique à la recherche de la donnée parfaite et ça ne marchait pas. Impossible de « mettre en production » car il manquait toujours des éléments. J’ai envié ces cartographes qui produisaient rapidement et utilisaient immédiatement leur savoir, même incomplet. J’ai relu La Frontière invisible récemment, avec la perspective de cet article.  Je suis beaucoup plus nuancée…

Une carte a une destination. C’est cette destination qui doit dicter la qualité attendue.

Il y a plusieurs composants dans un projet cartographique : la donnée et l’outil. Même si l’un ne va pas sans l’autre, il ne faut pas que l’un bloque l’autre. L’important est de définir en amont les limites du projet et les attentes cartographiques pour arriver à terminer ce projet.

Ma conclusion

En conclusion, je recommande la lecture de cette BD à tout le monde. Elle est intelligente, perspicace et pousse à la réflexion. Elle pose les questions de la qualité de la donnée et de l’outil informatique. En allant un peu plus loin, nous pouvons y introduire la question des cartes partagées, initiative citoyenne ou non…

Références :

1La Frontière invisible – 8e album de la série Les Cités obscures

Auteur : Benoît Peeters – Illustrateur : François Schuiten

Édition Casterman

Premières publications : Tome 1 en 2002, Tome 2 en 2004

2Les Cités obscures, https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Cit%C3%A9s_obscures